Mis à part le cas de la jeune homosexuelle, Freud a aussi analysé le cas du suicide de Nathanaël raconté par E. T. W. Hoffman dans le conte passionnant de L’homme au sable[1], dont j’ai fait un premier commentaire.
Cette analyse de Freud me parait très importante pour la compréhension du suicide par la psychanalyse.
Je souhaite y revenir en détail. Car Freud évoque la « compulsion de répétition » qui a quelque importance dans le suicide. Mon commentaire est une deuxième étape qui ne sera sans doute pas la dernière. Veuillez m’en excuser l’aridité et la sécheresse.
Dans le conte d’Hoffman, l’angoisse serait liée au doute sur la vie d’une poupée. Est-ce que la poupée Olimpia est vivante ? Sinon, un robot peut-il devenir humain ? L’angoisse serait-elle comme une peur du robot.
Freud conteste ces idées dans L’inquiétante étrangeté [2]. Il repère deux types de répétition. Celle des signifiants de l’œil et celle des personnages représentant le père.
Les signifiants de l’œil, les mots dont la signification renvoient à l’œil, sont portés par des objets (les lunettes, les joli yeux), la profession des personnages (opticien), les yeux des enfants que l’on arrache et la série des noms propres des figures paternelles (Coppelius, Coppola, coupelle = la prunelle des yeux).
Les personnages paternels, ceux qui représentent le père, sont séparés en personnages néfastes représentant l’homme au sable (l’avocat Coppelius et l’opticien Coppola) et en personnages protecteurs (le professeur Spalanzani et le propre père de Nathanaël).
Freud explique que ces signifiants sont des « substituts » de l’angoisse de castration[3]. Et qu’ils sont en relation intime avec le « désir de mort du père » de Nathanaël enfant[4]. Un désir de mort que Nathanaël a refoulé.
Puis, Freud remarque que le personnage de Coppelius, « l’homme au sable », n’apparaît que comme « trouble de fête de l’amour [5]». En effet, l’homme au sable est là quand Nathanaël étudiant se brouille avec sa fiancée Clara, c’est Coppola qui casse la poupée Olimpia dont il est tombé amoureux et enfin, quand Nathanaël va se marier avec Clara et que Coppelius le contraint à se suicider. Surtout, l’homme au sable apparaît dans son enfance. Il vient au moment précis où Nathanaël doit se séparer de sa mère pour aller se coucher. A ce moment, l’homme au sable n’apparaît que dans le récit que la bonne raconte aux enfants avant de s’endormir.
Etablissons une première association. Nous avons trois éléments : l’angoisse de castration, la rupture de l’amour et le désir de la mort du père. Ces trois éléments sont liés à chaque fois que l’amour est troublé.
Une remarque sur les yeux. Les personnages protecteurs rendent ses yeux à Nathanaël. Ce sont les personnages néfastes qui portent le désir de mort du père refoulé par Nathanaël. Donc, les yeux peuvent se « dévisser [6]», ou « s’insérer ». Comme dans les orbites d’une poupée[7]. Ils se donnent ou ils se prennent. Exactement comme dans l’histoire du petit Hans racontée par Freud. Dans le cas de Nathanël, le personnage paternel est l’agent d’une fonction de castration : selon qu’il est protecteur ou néfaste, Coppela ou Spalanzani. Coppela arrache les yeux de la poupée, Spalanzani les rend à Nathanël en les jetant, Coppelius veut les arracher à Nathanël, son père l’en empêche. Avant, la poupée est animée, après elle est réduite à un pantin inanimé et désarticulé.
On comprend mieux pourquoi Freud oppose la croyance au doute.
Dans la croyance infantile en la vie des poupées se trouve le désir et le souhait pour un objet phallique. Le souhait que la poupée soit vivante. C’est-à-dire le souhait que la poupée en ait, qu’elle ait des yeux.
Dans le doute sur le caractère inanimé de la poupée, le désir refoulé de la mort du père et la séparation (pour la nuit) de la mère se placent au niveau inconscient. Nathanël n’a pas cette représentation à un niveau conscient. A la place, se trouve la mauvaise rencontre avec les personnages paternels néfastes. Mais, du fait de cette rencontre, l’amour est interrompu. La vie s’arrête : l’objet de cet amour lui est retiré ou Nathanël s’en retire en se jetant dans le vide.
Si l’on revient aux deux premières séries, la série des signifiants de l’œil représente l’objet phallique. Le signifiant de l’oeil est un signe 0 ou 1 selon qu’il est présent ou absent. Il fait de son porteur un être vivant ou inanimé. La série des personnages paternels représente la castration. C’est une fonction qui relie la vie à la présence du phallus, la mort à son absence.
Puis, Freud insiste ensuite pour expliquer que la division des figures paternelles implique une division du moi par le double (dans son commentaire des Elixir du diable[8]). Les deux divisions sont simultanées.
Cette division du moi s’organise de la façon suivante. Le moi est réparti entre Nathanaël et la poupée.
Le double porte le phallus de Nathanaël. Son signe peut se modifier comme nous venons de le voir. Il peut s’annuler, passer de la vie à l’inanimé. La poupée est d’abord animée, puis morte. Le double passe de la vie à la mort, de plus à moins, de 1 à 0[9].
Dans le film Terminator, il y a deux sortes de doubles robotisés. Un robot protecteur et une femme-robot destructrice. On voit là que ce film se distingue de l’histoire de l’homme au sable, par une division supplémentaire dans la série des doubles.
La division du moi produit ensuite un clivage du moi qui est séparé en deux parties. Dans l’une de ces parties, l’instance critique traite le moi logé dans l’autre partie comme un objet[10]. Donc, un objet mort ce que traduit la dislocation de la poupée.
Freud décrit les conséquences cliniques de la castration. Il y a :
- l’incapacité à aimer une femme[11]. Comme l’histoire de Nathanël l’indique. Nous voyons que le point déclencheur en est la rencontre d’une figure paternelle qui en est l’agent. La conséquence en est l’annulation de la présence du phallus. Du coup, le partenaire en perd sa vitalité et l’amour est interrompu.
- Le délire d’observation : l’instance critique regarde le moi[12], il est observé
- Le suicide : là, ce n’est plus le double qui meurt, mais c’est le moi lui-même qui est amené à se désarticuler comme la poupée[13]
- La formation de l’idéal du moi[14] (les espérances, les « aspirations du moi »)
Il faut enfin remarquer que le double en soi n’est pas effrayant. Les enfants au contraire de Nathanaël, n’ont pas de soucis avec leur poupée. L’angoisse du robot n’existe pas, il n’y a rien à craindre de Terminator. Le contenu effrayant du double appartient au passé infantile[15].
Quelle est cette force qui expulse le contenu effrayant au dehors[16], du moi sur le double ?
Cette force, c’est la « compulsion de répétition [17]», que l’on appelle parfois « pulsion de mort ». J’espère que vous voyez maintenant un peu mieux pourquoi et à quel point le choix par Freud de ce terme est précis et à quoi il se réfère.
Je pense que l’homme au sable n’a pas fini de nous en apprendre sur le suicide !
[1] - Hoffman ETW, Contes fantastiques, II, GF Flammarion, Paris, 1980
[2] - Freud S., L’inquiétante étrangeté et autres essais, folio essais, 93, Gallimard, Paris, 1985
[3] - Ibid, p. 231
[4] - Ibid, p. 232, note de bas de page
[5] - Ibid, p. 232
[6] - Ibid, p. 233
[7] - Ibid, p. 228
[8] - Il s’agit d’un roman de Hoffman. Freud en fait un commentaire dans l’inquiétante étrangeté
[9] - Ibid, p. 237
[10] - Ibid, p. 237
[11] - Ibid, p. 233
[12] - Ibid, p. 237
[13] - Ibid, p. 232
[14] - Ibid, p. 238
[15] - Ibid, p. 239
[16] - Ibid, p. 238
[17] - Ibid, p. 242
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