3/05/2007

« Renault n'a pas le droit à l'échec, mais un salarié peut échouer »

L’après-coup des suicides au Technopole de Renault

Au sujet des suicides au Technocentre de Renault, et bien que nous ne connaissions que très peu de choses concernant la vie des personnes qui y sont passées à l’acte, nous avons pu apprendre quelques faits à propos du contexte très particulier de ce milieu professionnel. C’est un milieu dans lequel les propos tenus ont une saveur très précise.

Je suis d’avis que les mots ont leur poids.

Il n’est pas inutile d’en préciser l’histoire et la façon dont elle s’est articulée. Cela permet de définir une trame signifiante sur laquelle se brodent les déclarations des dirigeants quand au suicide. Freud et Lacan l’ont démontré. Le « contexte culturel », l’Autre[1], est une chose importante à examiner en préalable à l’interprétation.

Ces suicides font symptôme. Ils viennent en quelque sorte marquer le « malaise plus profond » de Renault dont parle Didier Toussaint[2].

Ce préalable expliqué, il devrait être possible d’articuler quelque chose entre ce que l’entreprise représente et le réel que cela recouvre.

Un internaute a fait remarquer que l’évaluation en Angleterre n’aurait pas la même signification qu’en France, . A l’entendre, une évaluation en Angleterre donnerait à l’évalué l’envie « que tout le monde avance dans le même sens ».

Donc, d’un côté, en Angleterre, un idéal porteur de désir et de l’autre, en France, un idéal féroce.

En réalité, je suis sceptique, il serait assez étonnant que l’Angleterre soit exempte de tout passage à l’acte suicidaire en entreprise. Je crois plutôt que le premier est le voile du second, le désir voile la férocité de l’idéal (précédent billet). Quand le voile se déchire, le surmoi montre ses dents. C’est au cas par cas. Comme Dana Hilliot, je pense que l’idéalisation du travail est un piège dont la pente penche vers la ségrégation, lire.

Au sujet de « l’inconscient de l’entreprise » selon Didier Toussaint, Il est en effet important de baliser l’ensemble des représentations qui circulent dans un groupe.

Les critiques actuelles « contribuent à faire subitement de Renault un symbole des méfaits de la raison économique contemporaine. Etrange répétition de l'histoire. A la libération, il fallait un exemple, ce fut Renault ; l'entreprise est confisquée sans indemnité pour son fondateur et nationalisée. En 1985, le groupe Action Directe veut supprimer un patron, c'est encore Renault qui est désigné », .

Or, un rapide coup d’œil sur l’histoire de la nationalisation de Renault permet de découvrir que la mort est très présente parmi les signifiants fondateurs de l’entreprise, .

Une entreprise que de Gaulle appelait « sa fille », .

Une dimension historique qui dépasse très largement le cadre de l’économie pour s’inscrire dans une histoire au futur antérieur. Philippe Soupault l’avait annoncé : « Les bourgeois font la fête. Les ouvriers font grève. Les autos vont de plus en plus vite. L’argent aussi. La crise est pour demain. » C’était dix ans avant que les usines de Louis Renault se mettent à produire des tanks et des moteurs d’avion pour le compte de la Wehrmacht... [3]», .

« La crise est pour demain ! »

Si l’on tient compte de ces quelques faits historiques, vouloir interpréter les enjeux actuels en fonction du seul « contexte ultra-compétitif » de l’industrie automobile est une erreur. Car la réduction qui consiste à tout interpréter en fonction de ce contexte économique souligne ce qu’elle écarte. La « compétition » ne fait pas oublier le reste. Un reste dont peu de gens ont fait le rappel ces temps-ci, mis à part Didier Toussaint.

Il y a d’autres choses encore à évoquer. Elles sont à la fois liées aux mots qui entourent l’action de Carlos Ghosn et à la fois à ce qu’il a dit. Commençons par les mots par lesquels l’action du PDG de Renault est décrite.

Didier Toussaint en a fait la pertinente remarque. En effet, comment expliquer que Ghosn puisse tour à tour passer dans l’opinion publique d’un statut « d’étoile au firmament » à celui de fauteur de « dégâts collatéraux de la mondialisation ultralibérale » ?

Je pense qu’il faut procéder pas à pas. Il y a ce que l’on dit de Ghosn et ce que Ghosn dit lui-même.

La première question est donc : comment ce PDG a-t-il été présenté au public lors de sa nomination ?

Dans son commentaire, Nikopol de l’Union syndicale solidaires industrie précise que le PDG de Renault « avait été présenté à sa nomination comme un « cost killer » (un réducteur, un « tueur » de coûts de production). Il avait déjà un passé chargé quant à la suppression des emplois à Vilvoorde en Belgique et la fermeture de deux usines chez Nissan au Japon », .

Il n’est pas du tout anodin de dire « cost killer » quand on évoque le patron de Renault dans ce contexte de suicides à répétition.

« Killer »…. !!!!!!!!!

Un journaliste de l’AFP a repris à son compte la dimension mortelle du management chez Renault. Ayant interviewé des salariés syndiqués du Technocentre, il décrit un changement d’ambiance lors du « Contrat 2009 » : « les infos sont tombées (...) sans aucune réelle explication : les critères des primes de performance ont été changés, les augmentations individuelles décalées de trois mois, de nouveaux objectifs fixés à chacun, sans discussion sur les moyens, devenant des « guillotines... », .

« Guillotine » : Ce terme apparaît sous la plume du journaliste de l’AFP, mais il n’est pas forcément employé par les managers eux-mêmes. La « guillotine » signifie ce qui tombe avec le contrat 2009 : le résultat d’objectif du salarié.

Voilà pour ce que l’on dit de Ghosn. Mais, lui, que dit-il ? Là aussi, cela vaut la peine d’un rapide examen.

Carlos Ghosn a saisi l'opportunité d'une convention interne réunissant 2 600 cadres et ingénieurs, le jeudi 1er mars en fin de matinée, pour souligner qu'il était hors de question de remettre en cause, sous une forme ou sous une autre, le « Contrat Renault 2009 ». Remettre en question les objectifs du plan reviendrait à mettre en péril l'avenir de l'entreprise, a insisté Ghosn, soulignant que la charge de travail actuelle était imposée par le contexte ultra-compétitif qui touche actuellement l'industrie automobile[4].

Ghosn n’a certainement pas mesuré ce qu’il a dit quand il a affirmé au cours de cette même réunion : « Renault n'a pas le droit à l'échec, mais un salarié peut échouer ».

Ghosn n’utilise pas un vocabulaire à base de « suicide », ni de « killer », ni de « guillotine ». Lui, il parle « d’échec ».

Car, il est possible de se demander pourquoi comparer un suicide à un « échec » ?

C’est n’est pas si trivial. C’est déjà mieux que de dire que ce serait une faute comme l’église l’a longtemps affirmé. Mais, dire que c’est un échec n’est pas courant. Le salarié décédé aurait-il tenté quelque chose qui devait réussir pour le sauver d’un passage à l’acte ?

Donc, Ghosn met le suicide en balance avec la réussite de Renault sur le plan commercial.

La réduction à l’économique dans un tel contexte, plusieurs endeuillés après le suicide de leur proche, se prolonge par une deuxième réduction. Comment ne pas entendre dans cette déclaration que le suicide de ces personnes est réduit à un « échec » ?

Pour Ghosn, cette réduction s’appuie sur un choix « économique » exprimé en des termes très précis. La réussite de l’entreprise ou celle de l’employé. C’est l’un ou c’est l’autre. Mais, pas ensemble. La bourse ou la vie, comme disait Lacan : soit tu perds la vie, soit tu perds ton argent, de toute façon tu perdras quelque chose ! Peut-être même les deux !

Cela pourrait être entendu de la façon suivante : il faut absolument que Renault réussisse, même au prix de ton suicide. C’est la mise en place, en quelques mots, d’une aliénation mortelle pour les salariés de Renault [5].

Une énonciation dont l’énoncé aurait la valeur d’un pousse au suicide du salarié.

Ces deux examens successifs du vocabulaire du public et de celui de Ghosn permettent de mieux cerner les effets de la réduction du travail au « compétitif » au mépris de l’histoire de l’entreprise Renault [6]. Des effets qui me semblent mortifères et qui me font craindre que la crise ne soit encore « pour demain ».


[1] - un terme forgé par Lacan pour désigner l’ensemble des mots du langage et leur articulation

[2] - auteur de « Renault ou l’inconscient d’une entreprise », paru en 2004 chez L’Harmattan

[3] - Le Grand Homme, réédité en 1981 par Lachenal-Ritter, extrait cité dans l’article de L’humanité, le 27 août 1994

[4] - « Carlos Ghosn crée une cellule chargée d'enrayer la vague de suicides chez Renault », Stéphane Lauer, Le Monde, 1er mars 2007

[5] - Dana Hilliot cite une formule de Pétain parue dans le livre Gérard Miller, (Les Pousse-au-jouir du Maréchal Pétain, Seuil, 1975). Cette formule est un contrechamp de celle de Ghosn : « Les moments durs passeront. Mais le travail restera ! »

[6] - cette double réduction est très exactement ce que les psychanalystes reprochent aux comportementalistes : tout réduire à « l’ici et maintenant » au mépris de l’histoire du sujet !

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