9/15/2007

Arendt : le suicide est un acte politique (3)

Je continue à cerner une définition de l’acte pour Arendt. Un acte dans sa dimension politique.

J’ai déjà évoqué son côté fondateur, c’est un début dans la mesure où il tranche avec un passé.

C’est aussi quelque chose d’indépendant de la volonté simple. Il ne suffit pas de vouloir. Car la volonté est divisée en elle-même en deux parties. Cette division est « monstrueuse » et cache un conflit mortel.

Enfin, la volonté sépare le sujet de la pensée et du savoir.

Fonder un acte sur la seule volonté, c’est faire de la volonté un pouvoir qui devient oppresseur envers soi-même et envers les autres. Les systèmes politiques bâtis sur la volonté-pouvoir sont rapidement des tyrannies. La souveraineté de l’acte est une illusion, il n’y pas de souveraineté des corps politiques, encore moins du sujet.

Arendt plutôt freudienne ?

La volonté-pouvoir est une fausse-route largement ouverte par St Augustin et Rousseau, entre autres. La fausse liberté du je-veux-et-je-peux cache en réalité un je-ne-veux-et-je-ne-peux. La liberté est distincte de la souveraineté. Bien plus, ils s’excluent mutuellement et ne peut exister ensemble. « Là où des hommes veulent être souverains, en tant qu’individus ou que groupes organisés, ils doivent se plier à l’oppression de la volonté, que celle-ci soit la volonté individuelle par laquelle je me contrains moi-même, ou la « volonté générale » d’un groupe organisé. Si les hommes veulent être libres, c’est précisément à la souveraineté qu’ils doivent renoncer [1]».

Si la liberté n’est pas un attribut de la volonté, ni de la souveraineté, comment peut-elle être celui de l’agir ?

A ce point du parcours, Arendt revient encore aux classiques de l’antiquité. Ils semblent être les référents quasi mythiques qui viennent garantir sa pensée et lui donner le fil qui ne trompe pas. Pour certains, ce furent la science. D’autres, le ciel, la matière, Dieu, quoi encore ?

Pour Arendt : Aristote et Platon d’où vient la lumière. Arendt fait appel à l’étymologie d’une façon tout à fait remarquable. Elle cherche dans les mots leur racine réelle.

Le grec et le latin possèdent chacun deux termes pour opposer et désigner deux sortes d’acte.

En grec : « πρξις: commencer, conduire, et finalement commander, et τεχος : mener quelque chose à bonne fin ».

En latin : « agere, mettre quelque chose en mouvement ; et gerere, qui signifie la continuation endurante et le maintien d’actes passés dont les résultats sont les res gestae, les actes et les évènements que nous appelons historiques ».

Ces distinctions sont d’ailleurs souvent utilisées dans d’autres commentaires d’Arendt à l’appui de sa discussion sur l’autorité par exemple. Celui qui a l’autorité n’a pas le pouvoir, il pense, il dessine un plan inédit, il commence l’œuvre, il crée, il conçoit. Celui qui a la pouvoir, fabrique l’œuvre sans l’avoir pensée. Il la fabrique, la réalise, la continue.

De même pour l’acte. Arendt distingue entre celui qui commence et celui qui continue.

La liberté est du côté du commencement et de la création à partir de rien. C’est la liberté qui se lie à l’émergence du neuf. C’est la spontanéité qui tranche avec ce qui le précède. L’action libre est fondatrice dans la mesure elle ne prolonge rien.

« L’homme est libre parce qu’il est un commencement [2]».

Donc, la liberté apparaît aux points de ruptures, quand dans la « succession naturelle des évènement d’un processus automatique », quelque chose de totalement « inattendu [3]» émerge. Il s’apparente au « miracle » dans la mesure où personne ne pouvait s’y attendre. « Une improbabilité infinie » qui est précisément ce qui fait « texture même de tout ce que nous disons réel [4]».

Liberté et acte sont à l’opposé de la répétition qu’ils viennent interrompre.

Mais, la répétition reste la plus forte, elle reprend le dessus. A son tour, l’acte libre peut être continué, prolongé.

Ce qui fait que « aucun acte unique et aucun événement unique ne peuvent jamais, une fois pour toutes, délivrer et sauver un homme, une nation ou l’humanité. Il est de la nature des processus automatiques auxquels l’homme est soumis, mais à l’intérieur desquels et contre lesquels il peut s’affirmer par l’action, de pouvoir seulement causer la ruine de la vie humaine [5]».

L’action est donc divisée entre l’acte libre qui ouvre et crée d’un part, et l’acte qui continue, reproduit, répète et s’oppose ainsi à la vie.

Arendt s’approche de Freud quand elle remarque que la répétition recouvre l’acte libre. N’est-ce pas l’une des caractéristiques de la pulsion de mort, la « contrainte de répétition », de revenir sans cesse ?

Au contraire de l’acte libre, la répétition freudienne n’invente pas, elle vient se substituer à ce qui pourrait advenir de nouveau. Elle répète ce qui existait déjà.

Ou situer l’acte libre dans la pensée freudienne ?

Dans l’irruption des actes manqués et des lapsus. Le nouveau, l’inédit qui surprend se produit quand le sujet trébuche. Contre toute attente, sa langue fourche sur un mot et dérape. Il produit ainsi une signification nouvelle qui le surprend et à laquelle il ne s’attendait pas.

Pour le suicide, il semblerait que le passage à l’acte soit plutôt du côté de la répétition que celui de l’acte libre.

Il y a bien ces actes suicides dont la visée est politique, où il s’agit d’ouvrir une possibilité. Ne pourrait-on pas dire que les attentats du 11 septembre ont marqué un avant et un après ? Une nouvelle époque ?

C’est tout le paradoxe de l’action.

Etant déjà divisé, le moment de l’action est incertain. Il lui faut une suite pour nous permettre de dire dans l’après de cette action si elle s’avère avoir ouvert ou fermé quelque chose.

Si le 11 09 2001 a été spectaculaire, c’est en partie parce que nombreux d’entre nous ne pouvaient savoir la suite de ces actes.

Après tout, en matière de suicide, nous assistons plutôt au contraire. Une majorité d’attentats suicides en Irak ne changent pas la situation politique d’un poil. Cela vaut la peine de suivre les dépêches quotidiennes annonçant les attentats-suicides en Irak. Tous les jours, un ou deux attentats depuis des mois, sans que rien ne change là-bas …

Malheureusement, les attentats répétés en Irak n’ont pas les caractères de l’acte libre à la Arendt !


[1] - Arendt A., La crise dans la culture, (1954), Gallimard, Folio essais n° 113, Paris, 1972, p. 214

[2] - p. 217

[3] - p. 218

[4] - p. 220

[5] - p. 219

Aucun commentaire: