10/12/2007

Le suicide d'Ophélie (3) : vendre des poissons morts

Le suicide d’Ophélie mérite objection. Personnage composite, mi-vierge, mi-sirène, sa voix blanche séduit Hamlet. Elle représente l’idéal virginal masculin dont l’envers est celui du déchet boueux. Continuons à préciser ce qui constitue le personnage.

Dans cette pièce, certains mots ou certaines significations reviennent plus souvent que d’autres dans la bouche de plusieurs des personnages comme dans toute production écrite ou parlée d’ailleurs. Celles autour du thème de la prostitution sont remarquables. Elles s’appuient sur l’image du maquereau et son vendeur.

En effet, Hamlet reproche à Polonius, le père d’Ophélie, de se comporter comme un « maquereau », un « fishmonger [1]». « Monger » : un marchand, un vendeur du poisson que les séducteurs veulent attraper. Il devient maquereau par métonymie. Il serait celui qui vend Ophélie.

Polonius de son côté fait en quelque sorte le même reproche à Ophélie quand il la met en garde contre Hamlet comme séducteur :

« Qui n’ont pas la couleur que montrent leurs vêtements,

De simples entremetteurs de désirs sacrilèges,

Qui, comme de pieuses maquerelles (« bawds ») jouant les saintes,

Enjôlent pour mieux berner [2]».

« Bawds » : Ophélie n’est pas tout à fait une maquerelle, plutôt une prostituée. Elle pourrait devenir la maquerelle de ce qu’un séducteur veut lui prendre.

Et pour Ophélie ?

Elle sait l’amour d’Hamlet dès le début. Son cœur « gonflé d’orgueil, impudent libertin, foule le sentier printanier des plaisirs [3]». Hamlet s’est en effet déclaré dans une lettre dans laquelle il annonce qu’il l’aimera « tant que son corps lui sera sien (celui d’Hamlet ? Celui d’Ophélie ? Tant qu’il(elle) sera vivant(e) ?)».

Cette lettre est sérieuse, elle fait état d’un amour incalculable : « je n’ai point l’art de compter mes soupirs [4]». Hamlet y « doute » de manière ambiguë :

1- il doute de la réalité, le soleil, le feu, les étoiles, la vérité, sauf l’amour. Un amour dont il est certain

2- il doute, donc il met en cause, il soupçonne Ophélie d’infidélité [5]

Mais quand Hamlet a-t-il écrit cette lettre ? Quand Polonius en a-t-il eu connaissance ?

Dans certaines mises en scènes, la scène où Ophélie restitue ses lettres Hamlet précède celle dans laquelle Polonius demande à Ophélie de l’éviter. Quand Hamlet vient de reconnaître l’apparition de son père, il se présente à Ophélie comme « sorti de l’enfer », « inclinant [6]» la lumière de ses yeux sur elle comme une lumière spectrale effrayante. Hamlet est alors lui-même un fantôme. Il incarne le spectre lui-même.

Prévenant aussitôt son père, Ophélie lui annonce lui avoir déjà rendu sa lettre. On apprend le contenu de cette lettre par Polonius qui en rend compte (après l’aveu d’Ophélie à Polonius) au Roi et à la Reine. La scène où Ophélie rend la lettre d’Hamlet est postérieure dans le déroulement de la pièce. Il se peut qu’Hamlet ait écrit plusieurs lettres dont nous n’avons pas connaissance.

Dans cette pièce, nous apprenons toujours les évènements après-coup. Leur enchainement réel est plutôt dissimulé. Il parait l’inverse du déroulement chronologique de la pièce.

Si nous récapitulons une manière de chronologie, cela donne :

1- Hamlet aime Ophélie et elle le sait

2- Hamlet voit un spectre et devient spectre à son tour

3- Comme spectre il se présente à Ophélie effrayée par la lumière de ses yeux

4- elle rend ses lettres à Hamlet, elle chute de son amour

5- Ophélie prévient son père et lui annonce avoir déjà rendu les lettres

Mais dans l’absolu, Ophélie peut très bien avoir rendu ses lettres avant la mort du père d’Hamlet. Ou encore, après avoir vu son frère et avant l’apparition spectrale de Hamlet. Le moment où Ophélie reçoit ces lettres est très important car il permet d’interpréter les actes d’Ophélie.

Est-ce pour cela que le temps n’a pas de « joint [7]» ? Il n’y pas un point solide qui tiennent dans le temps et qui serve de repère pour situer tous les autres repères temporels pour bâtir une chronologie. Ce que Lacan appelle un point de capiton, le point qui tient tous les autres. Dans la culture, le point de capiton essentiel est souvent celui de la mort d’un prophète (Jésus Christ, Mohamed..).

Si la lettre est postérieure à la mise en garde de Polonius, elle lui obéit quand au refus d’Hamlet et se soumet à une autorité. Ce faisant, elle est prostituée par son père et elle trahit Hamlet. En même temps, elle a menti à son père en prétendant avoir déjà rendu les lettres.

Sinon, elle ne ment pas à son père, mais elle a déjà refusé Hamlet pour d’autres raisons que celle avancées par son père et son frère. Dans ce cas, Ophélie n’est pas la fille sage qu’elle prétend être aux yeux de son père. Elle est déjà prise par l’amour d’Hamlet. Elle n’obéit pas à l’ordre d’éviter Hamlet que Polonius ne lui a pas encore donné. Du coup, la scène de l’interdiction par le père n’a plus aucune substance ni valeur. C’est une parodie bouffonne. Ophélie n’est pas celle qui se trouve entre le dilemme d’écouter son père ou de suivre de son amour. La fidélité dont Hamlet doute est d’une autre nature que celle à son père. Elle est de toute façon celle qui se demande quoi répondre à l’amour, avec ou sans l’avis de son père. En fin de compte, on ne sait pas quoi Ophélie est-elle fidèle.

Donc la question du doute ne porte pas sur la fidélité d’Ophélie à Hamlet contre celle à Polonius. Les traducteurs de la pièce s’égarent quand ils en font une interprétation œdipienne classique (notes 8 p. 1462 et 4 p. 1464).

En réalité, la mise en garde de Polonius s’adresse à la mère d’Hamlet au-delà d’Ophélie. Car c’est exactement ce qu’Hamlet reproche à sa mère. De laisser sa raison se faire « la maquerelle du désir (« reason panders will»)[8]» quand elle se met dans le lit du frère de son mari décédé.

De toute évidence, c’est le désir qui est en jeu. Sa puissance sur la raison qui ne peut que se mettre à son service, s’y plier, jusqu’à tromper même le sujet qui se croit sincère. C’est le désir lacanien, trompeur par essence, car désir de l’Autre. Littéralement, un désir qui n’est pas du sujet et avec lequel ce dernier se trouve en porte-à-faux. Le désir trompe les autres car il a déjà trompé la raison du désirant.

Le doute d’Hamlet porte sur le désir d’Ophélie. Ce que Polonius ne voit pas. Ce n’est pas l’amour des courtisans qui est faux comme le prétend Polonius. Le désir est la vraie question. Et d’abord celui de Gertrude comme Hamlet l’interroge dans la scène où il tue Polonius.

Le problème d’Ophélie change de nature. Elle n’est pas prostituée par Polonius, ce qu’Hamlet sait pertinemment. Ses doutes ne s’adressent pas à Polonius, mais au-delà d’Ophélie, à sa mère. Ophélie ne vaut que par la figure de la mère de Hamlet qui se profile derrière elle. Dans le fond, Hamlet sait et a toujours su que Ophélie peut l’aimer et il n’en doute pas. Comme il fait le fou, si elle l’aime, Ophélie comprendra qu’il ment quand il doute d’elle.

Alors pourquoi Ophélie lui rend-elle sa lettre au lieu de la garder en secret sans le dire à son père ? D’où vient la nécessité de se suicider ? De comprendre que Hamlet ne peut réellement pas l’aimer tant qu’il aimera sa mère au point de vouloir sa mort ? Que Hamlet ne peut pas l’aimer au prix de sacrifier son amour pour sa mère, ce qu’il ne fait pas ? De l’infidélité d’Hamlet ? Ce qui semble déterminant est la rencontre d’un pur réel spectral. Ne serait-ce pas la mauvaise rencontre du spectre dans le réel qui la pousse à l’acte de rendre les lettres et tuer son amour du même coup ?

La suite au prochain numéro.


[1] - p. 769

[2] - p. 721

[3] - p. 715

[4] - p. 765

[5] - p. 811

[6] - p. 753 et 754

[7] - p. 745

[8] - p. 865

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