1/18/2007

Perdu de vue !

Assouline n’aime pas que l’on parle d’Arthur Miller seulement « comme l’homme d’une femme et l’auteur d’une pièce », lire. Mais, le succès du film « Mort d’un commis voyageur » n’est pas volé. J’ai eu l’occasion de le revoir il y a peu. Après Segantini et son idéalisation maternelle, j’avais sous les yeux une idéalisation filiale. Bien sûr, à chaque mise en scène, son interprétation. Il y a d’autres versions de la pièce.

Celle de Volker Schlöndorff[1] montre un homme au terme de sa carrière qui va se tuer en voiture. Ce suicide est annoncé dès le début du film qui se déroule autour de la question kantienne suivante. Que puis-je faire ?

Le commis voyageur, Willy, a espéré sa vie entière pour la réussite de ses deux fils. Il veut le meilleur pour eux. Il les charge de réussir ce qu’il a raté. Il prétend leur montrer un avenir radieux. Ses fils sont idéalisés. Mais « les lendemains qui chantent mènent au suicide, tout simplement [2] ». Willy ne peut supporter leur échec.

On se rend très vite compte que Willy n’a pas les moyens de ses ambitions. Il perd son travail. Il a du emprunter à son ami Charley. Il a laissé passer une occasion rare de faire fortune. Le commis ne peut donc pas justifier, ni exiger de ses fils ce qu’il n’a pas fait.

Happy est un coureur de jupons. Il n’était pas prometteur, mais c’est lui qui réussira le rêve (américain) de son père.

Biff était brillant. Le plus admiratif de son père. Un jour, tout bascule. Il se met à le haïr. Ce n’est qu’à la fin que l’on comprend pourquoi. Il a surpris son père en voyage avec une maitresse. De ce jour là, Biff échoue dans ses études et rate ce qu’il entreprend. Plus un passage en prison pour vol.

Willy sait d’où vient la haine de son fils. Il ne peut pas prétendre aimer sa femme s’il voyage ailleurs. Il ne peut pas non plus faire croire à ses rêves de richesse. Mais, il refuse la vérité. Dans une continuelle répétition, à chaque fois que Biff tente d’abattre ses cartes sur la table, Willy esquive et, à la place, se lance dans ses rêveries pour ses fils. Où l’on comprend que son idéalisation est la conséquence de son refus. Ce n’est pas le rêve qui l’empêche de voir la vérité.

Willy aurait du partir faire de l’argent. Au lieu de cela, il a tenté l’impossible pour finalement tout perdre en fin de parcours.

Happy s’avère identifié à son père (courir les femmes) sans en savoir la faute (l’inconscient !). Il reproduit les actes de son père jusqu'à dans l’infidélité.

Linda, l’épouse de Willy, reste ignorante de ces enjeux. Elle ne peut que déplorer ce qui arrive autour d’elle. Elle vit dans une énigme.

Biff prend une position œdipienne. Sa découverte sert ses intérêts. Il peut prétendre aimer mieux que son père. En conséquence, les autres femmes ne l’intéressent pas et il ne peut sortir de cette aliénation. Car jamais, il ne retournera ses cartes. Ce morceau, il se le garde et préfère partir que le lâcher.

Dans le cas de Willy, le suicide marque le refus de sa destitution aux yeux de l’Autre. De Biif surtout. Il n’a pas voulu abandonner sa place dans l’Autre. Ce qui vient à la place de la perte auprès de Biff, ce sont les projets de réussite. Le juste terme est : idéal du moi. L’idéal à la place de son désir. Du moi car, avec ce film, on ne sait rien de l’objet. En témoigne le mode opératoire de son passage à l’acte. Il prend sa voiture et se tue : on le perd de vue !

Voici le dialogue à son enterrement :

« Linda : Je n’y comprends rien. Pour la première fois depuis à peu près trente cinq ans, nous étions libérés de nos dettes. Il n’avait besoin que d’un petit salaire. Il avait même fini de régler le dentiste.

Charley : nul homme n’a besoin que d’un petit salaire !

Linda : je ne comprends pas !

Biff : il aura eu tant de belles journées ! Quand il revenait à la maison après une tournée et qu’il se mettait au travail sur le perron. Quand il a fini la cave et qu’il a fait cette salle de bain supplémentaire près du garage. Tu vois, Charley, il aura investit bien plus de lui-même dans la construction du perron que dans toutes les ventes qu’il a faite.

Charley : oui, il était heureux quand il gâchait son mortier

Linda : il était habile de ses mains

Biff : il se trompait de rêve. Entièrement

Happy : ne dis pas ça.

Biff : Il ignorait qui il était.

Charley : personne n’a rien à lui reprocher. Vous ne comprenez pas. Willy était comme il voyageait. Et comme pour un voyageur, la vie n’a pas de fondation solide. Il ne serre pas d’écrou, il n’est pas chargé de défendre la loi ou de prescrire des remèdes. On le lâche tout seul au beau milieu de rien. Il ne peut compter que sur son sourire et ses souliers bien cirés. Quand on cesse de répondre à son sourire, c’est un désastre ! Et s’il découvre que son chapeau est tâché, il est fini ! »

Il ignorait la tache dans le regard de l’Autre : ça l’a tué !


[1] - 1995, avec Dustin Hoffman (Willy), Kate Reid (Linda) et John Malkovich (Biff)

[2] - Lacan J., Télévision, Paris, PUF, 1974, p. 66

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