Raphaël Bessis expose un syllogisme sur le don comme suicide, lire. C’est-à-dire, une faute de raisonnement. C’est une pensée qui ne devrait pas retenir l’attention dans la mesure où il s’agit d’une erreur. Mais, justement, cette erreur est peut-être assez courante. A ce titre, il est utile de savoir la repérer et l’exposer. J’essaierai de dire en quoi à la fin de mon post.
Bessis est anthropologue. Il s’appuie sur les études de Mauss sur le don, Douglas, mais aussi sur Freud. Le don, c’est ce qu’une personne offre à l’autre en cadeau. Une forme de relation sociale diffuse et « indécidable ». Le don suit en effet une logique « confuse » et « réversible ». Il est difficile de savoir qui donne à l’autre et qui reçoit. C’est une relation à deux, en principe sans « tiers-exclu » selon Bessis. Je reviendrai sur ce point après.
Voilà le syllogisme en question :
- si un cadeau c’est offrir la mort
- si offrir, c’est offrir ce que l’on désire recevoir
- alors, ce que j’offre, c’est ma mort
Les prémisses selon Bessis sont simplistes. Mauss aurait dit que le cadeau serait un acte d’emprise sur l’autre dont le terme serait la mort. Freud aurait dit que le don serait en rapport avec la pulsion d’autodestruction. Selon l’expérience des anthropologues sur le don : l’âme du donneur serait contenue dans l’objet donné.
Le fil du raisonnement suit celui de la polysémie du mot « gift » : aussi bien cadeau que poison. Ce qui se retrouve en Français : faire le don de soi, donner de sa personne, se donner la mort. Bessis s’appuie sur Mary Douglas : « le suicide est un acte par lequel un individu tente de communiquer quelque chose aux autres ».
En réalité, Bessis pousse les idées de ces auteurs à leur extrême. Il en fait une réduction rapide, souvent non fondée et sans références. Et pour cause, je crois qu’il serait assez difficile de retrouver chez Mauss ou Freud de tels raccourcis !
Le résultat de cette série de condensations est le suivant. Le don est un acte qui recouvre une pensée. Le syllogisme de Bessis est cette pensée que le don indique.
Je ne parle même pas des conséquences que Bessis en tire, elles sont quasi délirantes : « Le don est fait pour entrainer l’autre dans l’espace des êtres suicidés » !
Par contre, sa remarque selon laquelle « le don est la pensée du suicide », a quelque chose d’utile.
Je pense que la prémisse fausse est celle du « tiers-exclu ». Bessis entend-il par là un tiers vivant incarné ou un tiers mort fantomatique ? Ou quoi d’autre ?
Qu’il y ait quelque chose de mortel dans le don, qu’on l’appelle « suicide », que cela ouvre à un monde fantomatique, tout cela correspond à une réalité clinique dont parlent les suicidaires. Nombreux sont ces suicidaires qui évoquent leur fantômes. Nombreux sont les suicidaires qui expliquent vouloir rejoindre ce fantôme qui leur parle.
Prenons le cas d’une personne qui a perdu son frère ainé. Après le décès, cette personne entend son frère l’appeler. Ce frère est son interlocuteur privilégié et susceptible de l’entraîner dans un passage à l’acte. Dans ce cas, la personne n’échange pas avec un être vivant à qui s’adresserait ses dons. Elle est en prise avec un Autre découplé, séparé et détaché de toute incarnation.
Alors, ce sont les humains, les semblables, les autres sujets qui sont exclus. S’il donne sa vie, c’est à son frère qu’il l’offre. Donc, à un pur « être » de signifiants désincarnés. « Se donner la mort » voudrait alors dire que : moi, celui qu’un signifiant appelle, je me fais un objet qui se « donne » à ce signifiant.
Ces suicidaires ne sont justement pas forcément dans une relation de don avec une personne incarnée. Même si, par ailleurs, ils sont capables de faire des cadeaux aux autres. Ce n’est pas leur exclusivité, les non-suicidaires font aussi des cadeaux !
Quand au don fait à l’autre, il est peut-être indexé par une pensée, il a sans doute un effet de mortification aussi bien sur celui qui offre que sur celui qui reçoit. Mais, l’objet donné est, en lui-même, un tiers que Bessis croit faussement exclu. Il est un signe qui marque une mortification. C’est un signe dont le matériel est déjà une représentation, une pensée. Une métonymie, un rapport latéral qui suppose et implique un tiers symbolique, qui a une fonction symptomatique.
Je crois que c’est là le vrai apport de Bessis. De souligner l’écart qui se creuse entre deux actes dont la valeur est opposée. L’acte du suicide d’un côté. De l’autre, le don à l’autre. Il me vient le souvenir d’un petit texte de Freud « sur les transpositions des pulsions plus particulièrement dans l’érotisme anal [1] ». Il y explique l’équivalence inconsciente entre l’enfant, l’excrément, le cadeau et le pénis. Ces choses sont interchangeables, équivalentes et substituables. Mais, dans ce texte, il n’y a nulle mention d’un désir de destruction.
Par contraste, on comprend que l’acte suicidaire a une signification différente du don qui reste à préciser au cas par cas. Il y a donc plutôt avantage à séparer ce qui oppose le don au suicide plutôt que de les confondre.
[1] - 1917, La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969
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