2/21/2007

Un troisième suicide au Technocentre de Renault

Un employé du Technocentre de Renault à Guyancourt dans les Yvelines, s’est suicidé chez lui. Deux de ses collègues se sont, eux aussi, donné la mort en octobre et janvier dernier. Il laisse une lettre dans laquelle, il se dit incapable de faire le travail qui lui est demandé, alors qu'il allait passer cadre. Sur le net, il est possible de voir un reportage vidéo sur ce sujet (réalisé par France 3 et diffusé sur France 2, voir).

Qu’est-ce que le technocentre ?

C’est un lieu qui regroupe les équipes d’ingénieurs de Renault chargées de concevoir en amont les nouveaux modèles de Renault. Ils sont à la pointe de la création dans le domaine. Ils sont chargés de produire une trentaine de nouveaux projets par an. Dont le projet de remplacement de la Laguna. C’est un lieu dans lequel la figure traditionnelle de l’ouvrier d’industrie, le gars qui trime sans avoir à réfléchir à ce qu’il fait, est notoirement absente. Le salarié de base du Technocentre est, au contraire, celui qui doit produire une réflexion particulièrement pertinente pour les objectifs du centre. Il est tenu à l’innovation.

La CGT met en cause les « méthodes de management » de la direction ? Lire. Très bonne question !

Même si la CGT disqualifie aussitôt ces « méthodes » en visant, non pas le management, mais ses causes supposées, soit la direction du management, lire. En effet, le syndicat souligne le manque d’écoute de la direction.

C’est sans doute exact. Prenons ce défaut d’écoute comme postulat initial.

Dejours, au CNRS, a cherché à établir le lien entre suicide et travail, lire. Ce lien n’est pas évident à démontrer. Il a varié selon l’état de nos connaissances. Auparavant, mis en évidence pour les agriculteurs, il est plus difficilement cerné pour les salariés.

Ce que confirme Jean-Michel Lattes, la relation conflictuelle en entreprise est particulièrement difficile à caractériser, lire. C’est selon cet axe que le parquet de Versailles a décider de conduire son enquête pénale. Selon lui, les circonstances du suicide sont « clairement établies » (doit-on entendre qu’il ne fait pas de doute que ce suicide est exclusivement lié au travail de ce salarié ?). L’enquête du parquet de Versailles cherchera à « vérifier les conditions de travail de ce monsieur » et trouver « d'éventuelles infractions, comme le harcèlement moral, qui pourraient être en lien avec la mort du salarié ».

La difficulté à mettre les causes d’un suicide au travail en évidence est attestée par les déclarations de la direction du Technocentre. De l’aveu même de cette direction, les conditions de travail ne sont là pas particulièrement dures au sens traditionnel d’un travail physique aliénant (comme travailler dans une mine ou une fonderie). La direction précise que ce drame « survient dans un établissement où les conditions de travail ne sont pas les plus difficiles, où le personnel se sent fortement mobilisé ». « Ce sont tous des ingénieurs passionnés qui conçoivent les véhicules et il est très difficile de faire le lien avec la charge de travail de Renault prévue dans son contrat 2009 », comme le font les syndicats.

Il ne faudrait donc pas chercher du côté de la dureté du travail, mais plutôt du fait que ce travail suscite la passion des ingénieurs. "L'engagement" dont parlent les syndicats. Dejours souligne la « perte de confiance » des salariés en leur hiérarchie qui laisse apparaître à quel point ces salariés pouvaient avoir idéalisé leur action professionnelle. Cela provoque le déclin de la solidarité, traduit par celui de l’influence des syndicats, et dont l’effet est de produire chez chaque salarié un sentiment intime d’isolement qui s’amplifie.

C’est un fait qui parle aux psychanalystes. La passion de ces ingénieurs est une tache idéalisée qui s’inscrit dans ce qu’il y a de mieux dans une industrie moderne. Pour l’analyse, l’idéal du moi a l’inévitable défaut de sa férocité contraignante, lire. Un gouffre sépare l’idéal du moi et le moi idéal. Entre ce que le salarié rêve d’apporter à la recherche automobile en général et à Technoval en particulier, et la façon dont une direction parle de ce salarié. Obnubilée par son efficience, il n’est pas certain que la direction ait une image du salarié très élogieuse… Ce gouffre est le lieu où le sujet inscrit sa réponse. L’une des réponses possibles du sujet est le suicide.

C’est une question complexe que celle du « management » d’une entreprise. J’y vois deux choses. Une idéologie (ce qui est placé comme idéal pour tous les salariés, distinct de l’idéal du moi de chaque salarié) et des acteurs (la direction, le médecin du travail et surtout, le psychologue).

Dejours souligne l’influence « néfaste » des jeux stratégiques des cadres. Des « jeux » qui son souvent articulés à une approche cognitivo-comportementale. Le problème étant peut-être que les cognitivo-comportementalistes du technocentre sont à la solde de la direction. C’est ce que j’en pense quand j’entends la CGT réclamer une expertise « indépendante ». Indépendante de la direction probablement. La CGT l’a remarqué avec justesse : la « mise en place de l’observatoire d’évaluation du stress dans l’entreprise » depuis 1998 n’a rien empêché. Le plan "Renault contrat 2009" de Carlos Ghosn est présenté sous une forme assez férocement surmoïque. Ghosn dit en effet que "si on n'atteint pas ses objectifs, c'est l'avenir de Renault qui s'annonce mal donc l'emploi" (Libération du 21 02 2007).

Mais, kesako ? Qu’est-ce qu’un « observatoire d’évaluation du stress » ?

Les cognitivo-comportementalistes qui parlent de stress me font rire ! Je trouve que c’est une façon absolument ridicule de noyer le poisson pour éviter de parler des choses qui fâchent. Donc, de passer à côté de ce dont il faudrait vraiment parler, lire. Le DRH de Technocentre, Antoine Lepenteur, l'avoue: "nous n'avons pas su voir". C'est évident, la cotation du stress, l'évaluation, les taux et les politiques de certification des conditions de travail sont des fausses routes dangereuses pour les employés. En matière d’industrie automobile, c’est un ridicule qui tue !

En entretien, j’ai eu l’occasion de recevoir un témoignage assez éclairant à ce sujet. Il s’agissait d’un jeune homme qui travaillait dans une société d’audit informatique pour l’industrie de l’aluminium. Il y travaillait depuis des années, avec une réussite incontestable. L’année dernière, une équipe de cognitivo-comportementalistes a débarqué pour « observer le stress » dans son équipe. Il a fallut que mon patient se plie à des séances de « débriefing » dans lesquelles les salariés devaient afficher leurs qualités et leurs défauts personnels. C’est-à-dire qu’ils ont du porter aux yeux de leurs collègues ce qui, jusque là, ils n’avaient justement jamais voulu afficher à leur camarades. La contrainte exercée par cette « observation » a eu un effet désastreux pour mon patient. Il a déclenché un état d’angoisse majeur que ses idées délirantes d’observation ne parvenaient pas à juguler. Les idées de suicide étaient tout à fait prégnantes. Finalement, après quelques démarches de revendication auprès de sa direction, mon patient a décidé de négocier son licenciement. Trois mois avant l’arrivée des cognitivo-comportementalistes, jamais mon patient n’aurait pensé à quitter sa boite.

Donc, « l’observatoire du stress » parait être une mauvaise réponse à des questions qui devraient rester ouvertes. Une réponse néfaste, en effet !

Dejours remarque enfin que le silence de la direction contribue à alimenter l’idée que les hommes ne sont rien quand il s’agit de la production dans une entreprise. Alors même que la mort d’un salarié n’arrête pas la marche folle de cette production. Ce serait un facteur qui contribue à alimenter des passages à l’acte en série.

Avec cette suggestion, Dejours touche là un point réel de la situation au Technocentre. Le statut des salariés y est répétitivement rabattu par la direction sur une position en défaut par rapport à leur passion initiale. Alors, il faudrait sans doute d’abord remettre en cause le cognitivisme qui préside à « l’observation évaluatrice du stress ». Cela laisserait de la place à quelque chose d’inévitablement plus humain et indépendant de la direction du Technocentre. Hors observation et hors évaluation.

La CGT a raison sur ce point quand elle réclame de l’indépendance !

NB: témoignage de l'épouse de Mr Rymond D.: écouter

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Enfin une voix qui s'élève contre les dégâts faits par le cognitivo-comportementalisme. Cette approche est la pire des complices de tout ce qu'il y a de plus néfaste dans l'entreprise. Combien de cadres moyens se trouvent manipulés par de médiocres apprentis-sorciers en quête d'influence perverse ?
Quant au stress, c'est le mot qui a pour fonction de détourner l'attention.
Je vous encourage à donner de la voix, publiez où vous le pouvez, c'est nécessaire.