3/19/2007

L’aliénation sociale : suites des suicides chez Renault n° 1

Pourquoi sommes-nous concernés par les suicides chez Renault ? Au-delà de ces drames répétés, il y a quelque chose de plus.

Qui n’a pas eu à se placer dans une organisation de travail comme une société, une entreprise ou une administration ? Qui n’a pas eu un responsable, un chef, un patron, un cadre…. ? Qui n’as pas eu de collègue, de camarade, d’ami au travail, de collaborateur, d’associé…. ?

Un sans domicile fixe par accident ? Un chômeur par défaut radical ? Un malade, un handicapé, un enfant, un anarchiste dès les départ, un hédoniste conséquent…. ?

Les drames de la vie, les traumatismes sociaux, les erreurs de parcours, les carences, les carences extrêmes, les détresses radicales peuvent atteindre n’importe lequel d’entre nous. Nul ne peut prétendre le contraire.

« Aliénation sociale »

A un moment ou à un autre, chacun a pourtant au moins l’idée de ce qui échoit au salarié. Par ouï-dire ou par expérience. Chacun peut se dire que cela l’implique. Cette idée nous est donnée, sauf surdité et aveuglement. Et elle est source de souffrance comme le démontre Christophe Dejours dans « Souffrance en France [1]». Je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles les suicides chez Renault ont fait du bruit dans la presse ou sur le net. Ces drames nous ont concernés, ils nous regardaient dans ce que nous avons de quotidien. Sans qu’il soit pourtant facile d’en expliquer les raisons.

L’idée de Dejours : nous nous faisons une représentation de l’action de travailler. Comme telle, chacun a son interprétation. Les conséquences sont majeures. Qui peuvent conduire à une « aliénation sociale [2]».

Dits moi ou travailles, je te dirai qui tu es

C’est-à-dire que notre représentation du travail diverge de celle de l’autre. Notre travail nous représente pour le travail d’un autre qui se le représente différemment. Pour les lacaniens, cette assertion est très évocatrice.

Chacun entre dans le monde en parlant. Par ces mots, il est entendu des autres qui à leur tour, transforment ses mots par d’autres mots. « Le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant » (Lacan). L’écart entre les mots de l’un et les mots des autres suppose, pour passer d’un mot à l’autre, une absence de mots : un vide source de souffrance. L’exemple de Dejours va nous éclairer.

Dejours explique l’écart qui peut s’instaurer entre la volonté d’un cadre et la résistance que lui opposent ses collègues. De plus en plus souvent les cadres n’ont pas les moyens de leur mission. Ce deuxième écart annonce dès le départ l’échec du manager.

Absurdité du management

Un ingénieur de la SNCF est chargé du contrôle de la sécurité d’un secteur de voirie qui dépend du dépôt où il est affecté. Un jour, les barrières d’un passage à niveau de son secteur ne se sont pas baissées au passage d’un convoi. Mais, cela n’a pas provoqué d’accident. En réunion de direction, l’ingénieur expose l’accident et apprend que depuis cet incident, les barrières ont correctement fonctionnées. L’incident en lui-même ne lui parait pas cohérent. Il exige une enquête technique que ses collègues lui refusent alléguant leur manque de temps, le fait que ces barrières marchent à nouveau et celui qu’il n’y a pas eu d’accident.

C’est comme pour la blague rapportée par Freud pour illustrer un raisonnement absurde. Un homme accuse son ami de ne pas vouloir lui rendre le chaudron qu’il lui a prêté. Ce dernier lui répond qu’il n’a jamais emprunté le chaudron, que le chaudron avait un trou et que d’ailleurs, il a rendu le chaudron en parfait état[3].

A la sortie de la réunion, les collègues de l’ingénieur l’évitent. Deux jours plus tard, « Il se jette du haut d’une cage d’escalier par-dessus les barrières (garde-fou) [4]».

L’échange crucial entre l’ingénieur et le chef de dépôt au cours de la fameuse réunion de direction, a porté sur la réalité de l’accident. Pour l’ingénieur, il y en a eu un, pour le chef, non. Ce que le chef lui prouve par l’absurde. La valeur de la barrière était en jeu : en panne ou fonctionnelle ?

Il s’agit d’une aliénation. En effet, l’ingénieur doit s’en remettre à un autre alors qu’il reste le responsable de la sécurité. Il ne peut pas s’assurer directement du fonctionnement de la barrière. L’ingénieur n’aura donc ni le contrôle, ni la sécurité. Pourtant, l’ingénieur représente ces deux signifiants auprès du chef. Ce dernier les retourne selon son interprétation pour les lui jeter à la figure.

A suivre…


[1] - Dejours C., Souffrance en France, Seuil essais, 1998, n° 549

[2] - Ibid, p. 39. « L’aliénation » est un concept utile en entretien. Il a été développé longuement par Lacan pour désigner une impasse logique dont l’exemple type est : la bourse ou la vie. Celui qui est menacé de perdre sa bourse ou sa vie, en réalité, ne gagne rien. Il perd soit l’un, soit les deux.

[3] - Freud S., Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, NRF Gallimard, 1988, p. 131-133

[4] - Dejours C., Souffrance en France, Seuil, 1996, p. 37 à 39

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