3/20/2007

Suicides chez Renault. Travail, fierté, culpabilité

Nous pouvons lire un très beau reportage de Sonya Faure dans Libération (le 20 mars 2007) sur le Technocentre de Renault, alias « la ruche » ou « la cathédrale ».

Où l’on peut lire que ce centre crée l’anonymat, de l’impersonnel (les employés vont expérimenter des bureaux qui ne leur appartiendront pas) et la solitude.

Sous prétexte de travail « avec d’autres cultures », l’entreprise vise à toujours plus de rendement (sous-traitance et délocalisation des bureaux d’études en Corée, Roumanie et Brésil).

L’arme employée pour obtenir ces résultats est l’évaluation : « Au déjeuner, ça parle technique ou Formule 1. «Ils ne parlent que boulot, rapporte un vieux syndicaliste. Sauf à la fin de l'année. Là, il n'y en a que pour l'entretien d'évaluation. Ils en ont une peur terrible ».

Résultat : personne ne se connaît, à la direction ils « ne sont même plus obligés de nous dire bonjour ».

Renault. Travail, fierté, culpabilité

Au Technocentre de Guyancourt, 12 000 ingénieurs, techniciens et sous-traitants s'affairent à concevoir de nouveaux modèles Renault. Trois suicides en quatre mois ont jeté une lumière crue sur le stress généré par l'exigence croissante de résultats. Tous disent pourtant avoir «un losange sur le coeur». Reportage.

Par Sonya FAURE

Libération, mardi 20 mars 2007

Il dit que ça en impressionne plus d'un. «Je me déplace dans "la ruche" sans me perdre.» «La ruche», c'est le bâtiment phare du Technocentre de Guyancourt (Yvelines), où sont conçus les nouveaux véhicules Renault. Marc Cazadamont jure même pouvoir y retrouver n'importe quelle salle de réunion ­ il y en a plus de 200. Il s'empare d'un paper board et d'un feutre. Dessine des carrés, des rectangles, des cascades et des rivières qui coulent : le Technocentre. Il pointe son feutre sur un carré : «Là, c'est la ruche. Le bâtiment est structuré comme une rue. Du numéro 1 au numéro 10. Au premier étage : les peintres ; au deuxième, les écrivains ; au troisième, les scientifiques. Classés par ordre alphabétique. Par exemple, si vous avez une réunion au connecteur 10, salle Einstein, c'est tout au fond du hall, troisième étage. La salle Dürer, c'est deux étages en dessous... Vous voyez bien qu'il y a une logique.» La ruche, une impressionnante serre lumineuse qu'on appelle encore «la cathédrale». C'est de là-haut, d'une passerelle suspendue, que le premier des suicidés s'est jeté. C'était en octobre dernier. Le Technocentre est une petite ville de 150 hectares. Des bâtiments modernes et gris pâle, une rocade, des giratoires, un coiffeur, un pressing, un ciné-club et une médiathèque, une rivière artificielle et un bassin de rétention, qu'on appelle «l'étang». C'est dans l'étang que le deuxième mort du Technocentre s'est noyé. En janvier. Et puis il y a eu Raymond D., le troisième, qui s'est pendu chez lui le mois dernier, en laissant une lettre à sa femme. Il ne se sentait «pas capable de faire ce travail», «trop dur à supporter».

«Avant, ici, c'était la campagne. Le Technocentre est sorti de terre en 1998. Tout est neuf. C'est beau, hein ?» Marcel Sarpaux a 54 ans. Il est secrétaire du comité d'entreprise et représente le syndicat des cadres, la CFE-CGC, première organisation du Technocentre. Il débute ses phrases par «comme dit le président», quand il rapporte les propos de Carlos Ghosn, le PDG du groupe automobile. Au volant de sa Renault Scenic, il balaie de la main le Technocentre : «Les bâtiments sont bas pour mieux s'intégrer dans la nature. Ils ont fait de gros efforts en termes d'architecture paysagère.» Et dans le paysage, 12 000 ingénieurs, techniciens et sous-traitants qui dessinent les ailes d'un véhicule, étudient les normes de sécurité des nouvelles roues ou montent les prototypes. Carlos Ghosn a prévu le lancement de 26 nouveaux modèles d'ici à 2009 afin de faire face à un environnement de plus en plus concurrentiel. En 2006, le bénéfice net du groupe automobile a chuté de 15 %.

«Depuis les suicides, on en a entendu beaucoup sur notre Technocentre. Ce n'est pourtant pas Germinal», proteste Marcel Sarpaux. Ils n'ont qu'une peur : qu'on les prenne pour «12 000 suicidaires potentiels». Après le choc, ils ont d'abord tenté de rationaliser. «Celui-ci avait déjà fait une tentative», explique un ingénieur. On dit aussi : «On ne peut pas éviter que les gens se suicident : la France est le pays où l'on consomme le plus d'antidépresseurs.» Mais le dernier décès, celui de Raymond D., personne n'a compris. Les médias ont convergé, Ghosn s'est exprimé. Et le groupe automobile a lancé un «plan d'action» pour mieux vivre au Technocentre : 110 embauches, une «journée de l'équipe» pour renforcer la cohésion, un directeur d'établissement spécialement chargé des conditions de travail au Technocentre. «Raymond D. était bien dans sa vie familiale, bien vu par sa hiérarchie, rapporte Marcel Sarpaux. Il suivait une formation diplômante et allait sans doute passer cadre. Toutes les conditions étaient réunies pour bien vivre.» Très investi dans son travail, comme l'écrasante majorité des salariés du Technocentre. Heureux de travailler pour Renault. «D'avoir un losange sur le coeur», répètent-ils en boucle.

Ils répètent aussi que Renault a toujours su lancer des modèles innovants. Qu'aimer l'automobile, c'est une passion, comme les cheminots aiment le train. Même les jeunes embauchés, ramassés par les bus à la sortie de l'entreprise, s'habillent encore parfois avec la cravate et la chemise siglées. Au déjeuner, ça parle technique ou Formule 1. «Ils ne parlent que boulot, rapporte un vieux syndicaliste. Sauf à la fin de l'année. Là, il n'y en a que pour l'entretien d'évaluation. Ils en ont une peur terrible.»

«Fiers de lancer 26 véhicules»

Car Carlos Ghosn a un principe : «Un salarié engagé est un salarié qui adhère aux objectifs et à la stratégie du groupe et qui est prêt à se dépasser pour assurer le succès de l'entreprise.» Une enquête a été lancée en interne pour «évaluer le niveau d'engagement des salariés». Pour la première fois l'année dernière, la prime de performance des cadres a été conditionnée à un indicateur de rentabilité financière : la marge opérationnelle du groupe. Un nouveau système d'évaluation, plus individualisé, a été instauré. Certains cadres applaudissent : «On a encore le droit à la différence et à la concurrence, non ?» Pour d'autres, c'est une pression supplémentaire. «Le Technocentre a été créé pour responsabiliser les salariés, explique Jean-François Nanda, secrétaire de la section CFDT. Ce qui les a d'abord valorisés. Mais cette organisation a cloisonné les rapports humains. Les cadres de proximité sont aujourd'hui débordés de réunions et de reporting (1) , et les salariés, livrés à eux-mêmes face à une exigence de résultat toujours plus précise et plus difficile à tenir. Ils culpabilisent, travaillent à la maison le soir et le week-end.» La direction du Technocentre a offert un portable et la connexion ADSL à Internet à tous ses salariés. «Soi-disant pour mieux communiquer dans un monde internationalisé», rapporte Jean-François Nanda . Mais aussi parce que chacun peut ramener l'ordinateur chez lui. «Renault vit une période clairement exigeante, reconnaît Antoine Lepinteur, le DRH du Technocentre. Mais aussi stimulante. Au Salon de l'automobile de Genève, les salariés Renault étaient fiers de lancer 26 véhicules, de faire la différence face à la concurrence.» Il en donne pour preuve les résultats de l'étude sur l'engagement des salariés : 94 % des salariés du Technocentre sont «fiers» de travailler chez Renault, 91 % «adhèrent» au Renault Contrat 2009.

«Ce n'était pas obligatoire mais fortement recommandé, raconte Marie (2), une jeune technicienne. On s'est mis à plusieurs sur un ordinateur pour regarder la présentation des résultats de Carlos Ghosn . Puis, dans un amphi, notre hiérarchie nous a repassé des extraits du discours. Elle nous a demandé si on avait bien retenu les engagements, les points clés. A la fin, nous pouvions poser des questions. Personne n'a osé.» Le discours, lui, a été mémorisé. L'ouverture au monde, les sacrifices à consentir. Le coût d'un ingénieur du Technocentre comparé au prix d'un ingénieur «low-cost», l'expression consacrée ici. «On n'est plus au temps de la R5 : chaque fois qu'on vendait une voiture, on perdait de l'argent ! lance Marcel Sarpaux . Comme l'a dit le président, on n'arrivera pas à vendre une Logan à 6 000 euros en Roumanie avec le salaire des ingénieurs français !» Des bureaux d'études ont ouvert en Corée, en Roumanie et au Brésil, qui vont récupérer une partie du travail, les tâches les moins qualifiées selon la direction. Dans certains services, les salariés de Guyancourt forment déjà les techniciens étrangers. «On donne toutes nos astuces. Mais notre métier, c'est justement des astuces : comment négocier avec tel prestataire, comment travailler tel matériau... Il faut le donner aux Roumains. Les techniciens ont l'impression qu'on leur tire leur boulot des tripes», rapporte Michel Fontaine, de la CGT. «Je ne sous-estime pas les craintes sur l'avenir. Mais l'internationalisation est justement l'occasion de répartir la charge de travail au niveau mondial, réplique Antoine Lepinteur, le DRH du Technocentre. Nous étions centrés sur nous-mêmes, nous avons l'occasion de travailler avec d'autres cultures.»

«Anonymes comme dans un aéroport»

Michel Fontaine, syndicaliste, a quelques années de maison derrière lui. «Vous vous rendez compte qu'à la cantine il y a des tables où les gens peuvent manger seuls ? Des petites tablettes en hauteur avec des tabourets hauts. Et ils mangent là, face à des plantes.» Douze mille personnes sur le site, et beaucoup de solitudes. «C'est ce qui m'a marqué en arrivant : l'isolement de certains salariés.» Stéphanie a 30 ans. Elle est employée par une entreprise sous-traitante de Renault, comme de plus en plus de personnes travaillant à Guyancourt. Son contrat de travail est reconduit tous les six mois, comme le contrat commercial de son entreprise. «En cas de coup dur, je comprends qu'ils craquent. L'organisation est complexe, il y a peu de cohésion : ils appartiennent à cette grande maison, mais ils sont tout seuls.» Sur certains plateaux en open space, les voisins de bureaux ne se connaissent pas. «Dans la ruche, évoque un technicien , ils reviennent de déplacement avec leur valise, ils se croisent avec des dossiers sous le bras, anonymes comme dans un aéroport.» Pour gagner du temps, la moindre procédure a été informatisée. Les offres d'emploi internes défilent sur un écran. Les congés se demandent via l'intranet. «On nous a mis nos vacances en ligne. A la limite, ils ne sont même plus obligés de nous dire bonjour !» rigole Michel Fontaine. La direction voudrait aussi expérimenter les bureaux partagés : les postes de travail ne seraient plus dédiés, mais distribués en fonction des présents. Un ingénieur résume : «Le matin, vous arrivez au bureau avec le même stress que lorsque vous allez faire vos courses à Carrefour et que vous vous dites : "Où est-ce que je vais me garer ?"»

Dans l'équipe de Luc, un salarié est en arrêt pour dépression. Trois autres sont sous tranquillisants. «Mais cette année, avec mes collègues, on a fait le choix de dire à nos chefs : "Tout va bien", explique le technicien, qui regarde sans cesse par-dessus son épaule pour s'assurer que personne ne le voit parler à la presse . «Quand on tirait le signal d'alarme, ça se retrouvait dans nos entretiens d'évaluation. On nous reprochait de ne pas être assez constructifs en réunion, par exemple. Ou bien c'était la réponse classique : "Il y a un dysfonctionnement ? Faisons un plan d'action, écrivons des processus pour améliorer la situation." Et ça nous ajoutait encore du travail. En attendant, j'ai des collègues qui arrivent à 6 heures du matin, repartent à 20 h 30, et qui n'y arrivent toujours pas.» Récemment, il a pourtant noté un changement : «Depuis les suicides, j'ai quand même l'impression que les collègues ont levé le pied. Comme si tout d'un coup on se disait qu'on n'allait pas continuer à s'autodétruire.»

Dans la ruche, les passerelles suspendues ont été condamnées. Dans le bâtiment, des gens avec des valises et des dossiers se croisent. Parfois sans se dire bonjour. Mais il y a ceux qui, comme ce technicien, confient : «Dès que je vais à la ruche, c'est affreux, je regarde en l'air.»

(1) Des notes de suivi à rendre à ses supérieurs

(2) Certains prénoms ont été modifiés

http://www.liberation.fr/transversales/grandsangles/242032.FR.php

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