3/24/2007

L’aliénation sociale : suites des suicides chez Renault n° 2

Dans le précédent post, nous avons vu l’exemple raconté par Dejours d’un ingénieur pris dans une « aliénation sociale ».

J’ai eu l’occasion de recevoir une directrice des ressources humaines qui s’est trouvée dans une situation aliénante analogue. Elle a pu m’expliquer comment lui est venue l’idée de se mettre un pistolet sur la tempe pour se mettre « une balle dans le buffet ».

Dans son travail, elle ne trouvait pas d’issue. Entre les directives de son patron, les demandes de ses employés, sa propre conception de la « gestion du personnel », cette femme ne parvenait pas à trouver sa place.

Agathe a six mois quand son frère ainé décède. Dans leur douleur, ses parents mettent au jour sa sœur cadette : « la fille au beau visage » qui devient la préférée de sa maman. Les dés sont jetés, Agathe ne satisfait pas le vœu de ses parents, elle n’est « pas la bonne », il en faut une autre. La loi du désir de sa mère est d’avoir un « beau visage ». Nous allons voir à quel point cette loi est implacable !

Jeune adulte, Agathe réalise qu’elle est rejetée de sa famille. Elle est la seule à réussir des études brillantes qu’elle doit financer elle-même. Sa famille ne lui donne pas d’argent, par contre, Agathe doit payer son indépendance. Moyen en quoi, elle devient la seule femme à travailler dans cette famille. La pression venant de sa mère s’accentue. Maintenant qu’Agathe travaille, sa mère lui réclame de l’argent.

Agathe décide de « ne pas lâcher ». Elle ne cédera pas sur sa position. Celle que sa famille a lâché pendant ses études, décide de ne plus rien leur lâcher. C’est la solution qu’Agathe avait jusque là trouvée pour soutenir le désir de sa mère de lui rembourser la dette de son indépendance. L’isolement d’Agathe s’accentue, elle se sent de plus en plus seule.

Un autre frère d’Agathe décède. C’était celui dont elle était la plus proche. Comme elle, il s’était exclu de la famille dans un mariage dramatique. Il avait du payer pour obtenir ce mariage. Il n’avait pas pu avoir d’enfants. Lors de vacances à Caen, son frère lui avait tenu des propos assez énigmatiques sur son cancer : « c’est une roulette russe », avait-il dit. Agathe avait alors pensé que ces propos cachaient quelque chose qui ne lui appartenait pas et que son frère était loin d’elle. Elle se reproche de l’avoir « lâché » en n’allant pas lui rendre visite à l’hôpital avant son décès.

Une balle dans le buffet

Peu de temps après, Agathe doit licencier dix personnes sur ordre de la direction : « je les ai sortis ». Elle devient la cible des syndicats de sa société. Le conseil d’administration est houleux, la direction s’inquiète des effets de sa décision, les actionnaires craignent un mouvement de grève. Le conseil décide de licencier celle par qui il a « sorti » les dix salariés. La situation ouvre un gouffre pour Agathe : « mon corps m’a lâché », précise-t-elle….

Il y a un préavis de grève. Très vite le PDG la convoque. « Vous n’êtes pas la bonne personne », lui dit-il. Cette phrase confirme et énonce le destin tragique d’Agathe. Agathe dont le frère est décédé et qui s’accuse de l’avoir « lâché », en n’allant pas lui parler à l’hôpital, s’entend dire qu’elle n’est pas la bonne personne et qu’on lui en préfère une autre.

C’est un parfait redoublement de son destin familial qui se répète : Agathe perd un frère, elle lâche sa famille, elle est lâchée par la direction, elle n’est pas la bonne personne. « Lâcher » est la fonction par laquelle elle avait organisé son monde. Mais, il était nécessaire que cela reste voilé.

Agathe se voit alors « se tirer une balle dans le buffet ». Une image distincte. Elle se voit littéralement avec un pistolet et le porter à la tempe[1]. Un pur retour dans le réel.

Pas la bonne

Reprenons le point où se joue son aliénation. La direction lui a demandé de licencier trois employés, cela fait partie de ses fonctions. Mais, la contestation des syndicats amène le conseil d’administration à la licencier elle. Donc, soit elle les « sort » et il y a grève, soit elle ne les « sort » pas, mais alors, elle n’est plus « la bonne » pour son PDG. C’est la direction ou le licenciement. Etre « la bonne » ou « sortir ». Il se trouve que l’expression « lâcher » par laquelle Agathe a pu s’inscrire dans sa vie familiale d’abord, puis ses études, lui revient quand le patron lui dit qu’elle n’est pas « la bonne ».

Une précision. « Pas la bonne » est proféré par l’autre, le PDG. « Lâchée » est une expression qu’elle emploie indistinctement pour parler de son frère ou de ce qui lui revient par le corps. Je pourrais même ajouter que quand le PDG lui dit qu’elle n’est pas « la bonne », cela signifie qu’il la « lâche ». Mais, justement, ce n’est pas ce qu’il a dit. « Pas la bonne » implique le « lâchage » par métonymie ainsi que le fait qu’elle n’ai pas un « beau visage » [2].

Donc, « lâcher » a le statut d’un signifiant qui manque à l’Autre et qui permet de désigner un point de réel que l’image d’une « balle dans le buffet » traduit.

Exclu dans le réel

Le retour d’un signifiant dans le réel est peut-être ce que suggère Dejours quand il précise le mode opératoire de l’ingénieur. Soit : « franchir des barrières ». Nous avons vu que ces mots lui étaient énigmatiques. Une fois les barrières marchent, l’autre pas. La « barrière levée » était un signifiant énigmatique dont le chef lui refusait la réalité. Ce n’était justement pas un signifiant représentant le sujet pour l’autre signifiant. Pas exactement. C’était un signifiant que l’autre ne lui reconnaissait pas. Du coup, l’ingénieur pouvait se demander s’il le représentait, ou même s’il existait.

Même si le « lâchage » n’avait pas une telle valeur énigmatique, il partage avec la « barrière levée » un statut d’exclusion.

L’aliénation provient de l’impossibilité par l’autre de délivrer au sujet un signifiant qui le représente[3]. « Il ne le reconnaît pas », comme le remarque Dejours. Mais, elle provient aussi de l’absence de signifiant pour représenter le sujet[4].

Ce qui prouve qu’il ne suffit pas de repérer un point aliénant. Il est aussi utile de repérer à la fois les signifiants venant de l’autre et ceux venant du sujet.


[1] - Geneviève Morel a montré l’importance des images qui aspirent comme « déterminant » de la tentation suicidaire : « Spectres et idéaux : les images qui aspirent », Clinique du suicide, Erès, 2002, p. 19- 35

[2] - par métonymie. Par exemple, trente voiles impliquent trente bateaux.

[3] - ce que Lacan appelle le « manque dans l’Autre », S de A barré

[4] - ce que Lacan appelle la division du sujet, S barré

Aucun commentaire: