10/24/2007

Le suicide d’Ophélie (4) : cadavres, dépouilles, charognes et asticots

Dans la note précédente, nous avons vu que le texte de Shakespeare comporte toute une série d’expressions autour de l’idée que le père d’Ophélie traite sa fille comme un poisson à vendre au premier séducteur venu. Ce qui est censé signifier que les femmes prostitueraient leurs avantages et que leur père s’en feraient le proxénète.

Mais, la circulation des lettres d’Hamlet adressées à Ophélie, oblige à penser qu’il s’agit d’une bouffonnerie. Hamlet apparaît dans le réel aux yeux d’Ophélie et c’est une chose bien plus sérieuse que ces histoires de maquereau. Ce faisant, elle lui rend ses lettres.

Je pense qu’il est nécessaire de continuer à examiner les séries signifiantes, les branches principales des séries d’associations d’idées à propos d’Ophélie évoquées par le texte avant d’aborder les thématiques de son délire.

Quand son père est assassiné par Hamlet, Ophélie devient folle et tient un discours assez dense qu’il est vraiment difficile de suivre. Ce qu’elle dit n’est pourtant pas si fou. Ophélie l’a dit, elle est celle qui « ne pense rien[1] ». Ce qui est peut-être à entendre comme celle qui pense le rien. Du coup, ce qu’elle dit dans son délire mérite la peine d’un examen soutenu. Pour préparer ce déchiffrage, il est utile de développer encore les thématiques associées à Ophélie et exposées avant son délire.

Parmi celles-ci, se trouve donc une deuxième série d’association différentes de celles autour des poissons à vendre aux hommes. Il y a en effet tout un vocabulaire autour des cadavres, des charognes et de cette multitude d’animaux qui viennent les habiter comme les asticots.

Ces évocations sont bien présentes dans la pièce. Bon, ce n’est pas très ragoutant ...

Par exemple, quand Hamlet rencontre le père d’Ophélie au début de la pièce : « Car si le soleil engendre des asticots dans un chien mort, charogne digne d’être embrassée…[2] »

Les traducteurs renvoient à une autre pièce de Shakespeare : « César et Cléopâtre [3]». Dans cette série d’associations, apparait le soleil, la fécondation, les serpents, les crocodiles du Nil, l’idée d’empoisonner. Tout cela s’enchaine sur le chien mort et les asticots qui viennent dévorer les cadavres. L’idée serait que le soleil donne la vie aux asticots. Il « embrasse » les charognes pour les féconder !

Nous avions déjà rencontré une allusion aux sirènes dont le chant promet à Ulysse de lui apprendre la vie. Ce qui suggère que le mystère en question serait celui de la conception des êtres humain, de la fécondation et de la naissance à la vie.

Et Hamlet, ironique, recommande à Polonius de ne pas laisser sa fille se promener au soleil, elle pourrait enfanter toute seule... lui « faire le petit ». Comme une « charogne digne d’être embrassé ». Donc, le corps d’Ophélie est littéralement un cadavre, un chien mort, une charogne. Elle est déjà morte avant même de se suicider. Lacan aurait pu dire qu'elle était déjà dans une "seconde mort".

Lacan, dans le séminaire L’angoisse associe Ophélie à l’objet petit a. Dans ce contexte, il s’agit de l’objet déchet, le rebut, l’ordure que les hommes cherchent à effacer de leur vue et à détruire. « Un pur réel à subjectiver [4]».

La question du statut du corps d’Ophélie prépare celle qui viendra par la suite de la dépouille de son père mort assassiné par Hamlet. Il s’agit de savoir quoi faire d’une dépouille[5].

Je me demande maintenant si cette question de la dépouille ne serait pas l’inverse de celle de la seconde de mort. Dans Shakespeare, la question posée par Antigone semble inversée. Pour quelqu’un dont la vie ne représentait que charogne et pourriture morale aux yeux d’Hamlet (il le traite de maquereau et l’assassine), pourquoi prendre des égards avec la dépouille du père d’Ophélie ? Ophélie se demande si ce ne serait pas le « sens [6]» de la pièce.

Toutes les deux, Ophélie et Antigone perdent leur père. Toutes les deux refusent de laisser une dépouille sans égards. Pour Antigone, il s’agit justement de donner à la dépouille de son frère une destinée digne de ce que son propriétaire représentait dans la vie pour les autres. Il est manifeste qu’Ophélie devient folle quand son père meurt et que l’on ne trouve plus son cadavre.

Mais, à la différence d’Antigone, la reine et le roi s’inquiète de la destinée de la dépouille. Où est-elle passée ? On la cherche activement. Il ne s’agit pas tout à fait d’un Autre qui ne se soucie pas des dépouilles comme dans Antigone.

Seul Hamlet n’a cure du père d'Ophélie. Ni de son existence, ni de sa dépouille. Le père d’Ophélie est inique, c’est un maquereau. Il l’a vendue d’après Hamlet. C’est un chien au banc de la cour que l’on renvoie à coup de pied et d’insultes. Cadavre de chien, il est le père d’Ophélie, une « charogne digne d’être embrassée » par le soleil (la reine et le roi le cherchent). Hamlet le met dehors, hors de la cour du roi et de l’Autre. Il ne vaut pas la peine d’une sépulture.

Hamlet le répudie, mais pas le roi qui comptait sur lui. Il y a l’Autre d’un côté, le roi, la reine et la cour. D’un autre côté, Hamlet et son spectre qui errent dans le doute. Hamlet est déjà comme Ophélie, son existence est déjà spectrale. Peu importe pour lui le devenir de la dépouille, ce qui compte, c’est le spectre, l’esprit. Avec Hamlet, nous sommes dans un champ distinct de celui d’Antigone. Pas un Autre de l’Autre. Plutôt hors scène, hors de l’Autre. Dans le réel pur. Là où les corps ne comptent pas. Ni le sien, ni celui d’Ophélie.

La suite au prochain numéro !


[1] - p. 825

[2] - p. 771

[3] - note II, VII, 25-26 de César et Cléopâtre et note 44 de l’acte II de Hamlet

[4] - séance du 03 07 1963

[5] - En nos temps modernes, nous avons donné une réponse précise à la question des déchets. Nous les « recyclons » de façon écologique, nous les transformons pour leur donner un nouvel usage

[6] - p. 829. « Mean », sa signification.

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