11/12/2006

Se faire la cible de l'agressivité contenue dans le suicide

En 2005, le Dr Xavier Pommereau prononce une conférence sur le suicide[1]. Son approche est très générale. Il évoque le suicide selon les axes divers de l’histoire, de la linguistique, des statistiques et la caractériologie.

Pommereau insiste particulièrement sur les pulsions meurtrières qui sous-tendent le suicide. Son propos est centré par la question de l’identité et le sentiment de ne plus exister pour les autres. Le suicidaire veut se faire remarquer et il envoie son suicide à la figure des autres pour tenter de se faire reconnaître.

La notion « d’explosion identitaire » parait difficile à comprendre. Ces explosions identitaires surviennent aux moments clés du développement de la personne (adolescence, changement de statut social ou traumatisme). Ce qui suggère que l’identité change de statut à ce moment. Il s’agirait de pouvoir contenir son agressivité au moment où l’adresse (le support, la cible) de cette agressivité disparaît ou va disparaître (la perte d’un parent, sa maladie par exemple). C’est-à-dire quand les parents refusent ou ne peuvent assumer le rôle de cible pour l’agressivité de leur enfant suicidaire. Pommereau suppose que c’est aussi le cas quand les parents « n’ont pas réussi à se forger une identité ».

Mais, si l’identité varie et glisse au cours du temps, comment les parents peuvent-ils se forger une identité définitive et fixe ?

En tout cas, pour Pommereau, le refus de se faire l’adresse de l’agressivité du suicidaire est une sorte d’impasse dangereuse.

Ecouter la conférence

Résumé d’écoute

Le suicide est plus compliqué qu’on ne l’imagine. On dit que c’est quelqu’un qui décide qu’il en a assez de vivre.

Mais, les philosophes se sont disputés sur cette question. Encore maintenant. Il y a d’une part, les philosophe : ils affirment que c’est l’exercice d’une liberté. D’autre part, les médecins : non, c’est une maladie. Il faut la comprendre pour y faire quelque chose. Enfin, l’église : c’est interdit de se suicider car la vie appartient à Dieu. Les anciens se trompaient. Mais, peut-être que les anciens avaient un sens plus profond du suicide.

Le suicide est-il un mot ancien ? Son origine latine est trompeuse. Le mot est jeune : mot introduit par un prêtre au 18ème siècle. Dans Hamlet, le mot suicide n’existe pas, c’est « self-abatage ». Peut-être que le mot « meurtre de soi-même » était trop fort ? Trop percutant ? Alors, le mot « suicide » était plus doux.

Ceux qui se suicident croient certaines choses, mais n’ont pas accès à d’autres. Sauf pour certaines personnes âgées, pour qui leur suicide est philosophique, en connaissance de cause.

Depuis les années 1970, on s’est rendu compte que le suicide a beaucoup augmenté et qu’il est l’apanage des pays riches et développés (au Nord de la planète, en gros). Et ce ne serait pas pour des raisons de biais statistiques. (pas seulement parce qu’ils n’auraient pas les moyens de faire de statistiques).

Depuis les années 1990, les chiffres se stabiliseraient à la baisse. Beaucoup plus pour les tentatives de suicide que pour les suicidés (qui sont surtout des suicides d’hommes : par pendaison ou arme à feu surtout).

Chaque population de suicidaire a un profil. La description du suicidant (celui qui tente) s’oppose point par point à celle du suicidé (celui qui a réussi). Méfiez-vous des analyses statistiques froides : rien dans les chiffres ne permet d’expliquer pourquoi tel chômeur se suicide et pas tel autre. Les chiffres ne sont que des indicateurs, pas plus.

C’est un « problème grave d’identité ». Ils ont quelque chose à dire aux autres : je veux que ça s’arrête. Ce dont ils ont conscience. D’ailleurs, ils utilisent des moyens qui visent la tête pour l’anéantir. Mais, à leur insu, ils sont animés de pulsions meurtrières. D’ailleurs, les assassins se suicident souvent après leur acte.

Le suicidant est animé du besoin d’exprimer quelque chose, voir plus, continuer à exister au dépend de l’existence de l’autre. Il inflige ainsi sa vengeance à l’autre. Pour se tuer en survivant dans la tête de l’autre, devenir un pur fantôme dans la mémoire de ceux qui restent.

Argument : pour les circonstances du suicide, il y a deux solutions. Soit, c’est spectaculaire. Le suicidé met la vie des autres en danger. Soit, le suicidaire fait seulement tache dans un environnement qui parait habituel.

Les endeuillés sont littéralement possédés pas la présence du mort. Ce qui était l’espoir secret du mort. Exemple de Jeremy, 18 ans. Il ne fait rien que de regarder la télévision. Ses parents se disputent avec lui pour le pousser à faire des choses. Un soir en rentrant, ses parents le trouvent avachi devant la télé. Son père s’énerve : va te coucher ! Là, un seul détail le frappe. Sur le poste de télé, un bout de cervelle est mis. Jeremy, sans le savoir, s’est suicidé d’une manière spectaculaire pour ses parents. C’est cette image qui frappera ses parents à jamais. Le tissu de dénégations du suicidé est justement ce qui est insupportable pour l’entourage. « Cher parent, ne m’en veuillez pas », Jeremy prétend soulager son entourage consciemment. En réalité, il les enfonce. Ce n’est pas du tout l’exercice suprême de la liberté. C’est en fait un exercice au dépend des autres. Donc, il faut essayer d’entrevoir le fiel qu’il y a dans les propos du suicidaire.

Ces questions identitaires ne font pas toujours partie du domaine de la santé mentale. Pas exclusivement. Les statistiques froides, le célibataire, le divorcé, ne résistent pas à ce genre de choses : la schizophrénie, la dépression. Mais, ce ne sont pas les causes les plus fréquentes. Il y a d’autres raisons.

Lesquelles ? Le sentiment de ne plus exister pour les autres.

L’incarcération en prison par exemple, pas à n’importe quel moment. Au début ou à la fin de l’incarcération. Au début, on va les quitter, tout est fini. A la fin, ils ont peur de revenir dans la vie sociale. On peut d’ailleurs se suicider avec pas grand-chose. Un simple sac sur la tête, un lavabo, un bol ou même les piles d’un transistor.

Un autre exemple, la situation d’abandon des personnes âgées, bien plus que le cancer. La zone la moins suicidogène de Bordeaux est le centre anti-cancéreux. Car, cela les amène plutôt à se battre.

Dans les camps de concentration, le suicide était un évènement très rare. Pourtant, les moyens ne manquaient pas. Donc, le suicide est rare dans les situations de survie. D’ailleurs, les femmes enceintes sont très protégées du risque suicidaire.

Autre raison identitaire : les explosions identitaires qui n’ont pas été suffisamment préparées. Les adoptions en Asie. Il y a une configuration de l’adoption qui comporte un risque de suicide, l’adolescent par des parents qui n’ont pas d’enfant. Ce genre d’adoption est plus facile que celle d’un enfant de Libourne. Ces sont souvent des enfants littéralement à vendre. Ces couples se réparent sur le dos de l’enfant. Exemple de Magalie, six ans. Ses parents se demandent s’ils ne vont pas lui faire sauter une classe. Mais, tous les jours ses camarades lui demandent pourquoi ses parents ne sont pas jaunes. Elle se surinvestit dans la scolarité. A l’adolescence, soit les parents ont été préparés à la tempête. Soit, ils restent blessés dans leur identité de parents et ils attaquent l’adolescente, à force 12. « Tu vas te retrouver dans une poubelle », ce qui fait très mal. L’ado se crispe, il veut ses vrais parents. Les parents sont attaqués une deuxième fois, ils n’ont pas pu avoir d’enfant, et en plus, ils ne sont pas capables d’élever leur enfant adopté. L’adolescente veut se faire re-marquer, trouver une identité. Elle fait n’importe quoi : rouler sans casque en mobylette, s’exposer au viol dans les fêtes foraines…

Autres circonstances traumatiques : le viol.

D’autres circonstances : il y a du meurtre dans l’air. Le père qui attaque sa fille sur le début de sa sexualité, « alors, ça pousse ? ». Estelle se fâche. Le lendemain, son père se tue en voiture. Estelle va se sentir responsable de sa mort. Ou alors, l’enfant qui culpabilise de la maladie de sa mère. A chaque fois que l’agressivité naturelle n’est pas contenue dans le contexte familial. Ou quand, l’enfant sent que ses parents n’ont pas réussi à se forger une identité pendant leur propre adolescence et rentrent en vrille eux-mêmes. Là, il y a des suicide en série. D’abord, l’adolescente, puis son père. Une sorte d’escalade en passage à l’acte. Ils sont tous en train d’essayer de se suicider.

Chacun s’envoie son suicide à la figure pour tenter de se faire reconnaître par l’autre. C’est caricatural dans les suicides familiaux comme ça. Mais, très fréquent pour l’entourage d’un suicidé, un entourage qui n’est pas en mesure de surmonter ce décès. C’est fréquent. Après une tentative, les parents ne sont souvent pas joignables, car ils ont décidé de faire payer à leur enfant son passage à l’acte. Ou alors, la fratrie qui se met à passer à l’acte, car elle s’est rendu compte que c’était le seul moyen de se faire reconnaître. Donc, la seule façon de prévenir le suicide est de reconnaître l’identité de l’autre. Sans le mettre au défi de faire ce qu’il menace de faire. Pour lui permettre d’exister, d’avoir une place et une position.


[1] - « Le suicide », La Mort : regards croisés : cycle de conférences "l'Invité du Mercredi", Service culturel Université Victor Segalen de Bordeaux 2, 2005, Pommereau Xavier, Production et Réalisation Département Communication, Audiovisuel, Multimédia, Université Victor Segalen Bordeaux 2 SCD médecine Nancy, 12 janvier 2005.

2 commentaires:

Unknown a dit…

Bonjour,
De votre phrase :
"Dans les camps de concentration, le suicide était un évènement très rare."
Auriez-vous, s'il-vous-plaît, des preuves (i.e.:statistiques, témoignages, etc.) ?
Cordialement.

Psychanalyse du suicide quotidien a dit…

Bonjour,
Vous ne vous présentez pas et je ne sais pas à qui je m’adresse.
Il fut un temps, je suis intervenu sur le sujet. Je m'étais "calé " sur l'article de Bettelheim : « Individual and mass behavior in extreme situations », Journal of Abnormal and Social Psychology, vol. 38, 4, 1943, p. 417-452, pour rédiger un commentaire : « Memory and suicide », Trauma and Memory : cross-cultural perspectives, sous la direction de F. Kaltenbeck et P. Weibel, Passagen Verlag, Graz, 2000, p. 131-138
Bettelheim rentrait de sa déportation. Et il a témoigné de ce qu'il a vu. On peut d'ailleurs dire que plusieurs de ses idées sur l'autisme sont analogues à son expérience de l'enfermement. Mais, son témoignage ne concerne qu'un type particulier de camps de concentration. Bettelheim n’était pas dans un camp d’extermination.
Si vous vous intéressez à cette question, vous savez que c’est un enjeu majeur. Je n’ai pas connu cette époque, je suis né bien après. Les personnes concernées ont disparues. Nous en sommes réduits aux quelques témoignages dont nous disposons. Donc, qui peut prétendre avoir des « preuves » ?
Je pense qu’il faudrait jeter un petit coup d’œil à ce qu’en dit Raul Hilberg (La destruction des juifs d’Europe, Gallimard essai, 2006) dans la réédition de sa somme historique. La question est ouverte.
Si vous avez travaillé sur ce sujet et si vous disposez de documents ou de témoignages, je serais très intéressé.
Et vous, que pensez-vous du suicide dans les camps d’extermination ?
Avec mon attention.
E. Fleury