Nous avons aujourd’hui, une interview extraordinaire de Annie Thébaud-Mony, sociologue, auteur de Travailler peut nuire gravement à votre santé, dans Libération.
A lire d’urgence !
Je vous reproduis cette interview en bas de ce post.
Mme Thébaud-Mony décortique la « transformation de l’organisation du travail » qui a pour effet que Renault, Peugeot, EDF et bien d’autres, délèguent la maintenance de la sécurité à des sous-traitants.
Ce qui est un gros problème quand il s’agit d’une centrale nucléaire !!! Naïf, je croyais que la sécurité dans le nucléaire ne se négocie pas…
Mme Thébaud-Mony dénonce le scandale de la « gestion de l’emploi par la dose » d’irradiation des employés de sociétés de sous-traitance. En gros, quand un employé a trop été irradié, il est viré. Si sa dose diminue après quelques mois, on le reprend !
C’est scandaleux dans la mesure où la vie elle-même est capitalisée. Quand ce capital s’épuise, on est licencié. Cela relève d’une organisation du travail cynique qui considère l’être humain comme un Homo sacer (G. Agamben). Homo sacer : l’homme que l’on peut tuer sans devenir criminel !
Même si la psychanalyse a pointé depuis longtemps ce genre d’objectalisation de l’homme, EDF montre le haut degré de sa mortelle froideur.
Bonne lecture (quand même !)
«Le suicide apparaît comme un acte ultime de résistance»
Annie Thébaud-Mony, sociologue, critique les conditions de travail dans le nucléaire : Libération, jeudi 15 mars 2007
Les suicides de salariés commencent à inquiéter les employeurs. Après Carlos Ghosn, le PDG de Renault à qui la direction du Technocentre de Guyancourt (Yvelines) doit remettre aujourd'hui un «plan d'actions concrètes», c'est cette fois EDF qui décide de mettre en place une «mission d'écoute et de compréhension» pour étudier la situation à la centrale nucléaire de Chinon, dans l'Indre-et-Loire. Quatre de ses employés se sont suicidés en deux ans. Un revirement de la part d'EDF puisque, la semaine dernière, le tribunal des affaires de la Sécurité sociale de Tours se penchait justement sur le cas de Dominique Peutevynck ( Libération du 6 mars). Cet agent EDF avait décidé de mettre fin à ses jours, à 49 ans, en août 2004. La caisse primaire d'assurance maladie avait estimé que ce suicide avait un rapport avec ses conditions de travail et pouvait donc être classé comme «maladie professionnelle», et EDF conteste cette décision. Les juges ont mis l'affaire en délibéré pour le 14 mai. Annie Thébaud-Mony, sociologue et directrice de recherches à l'Inserm, a recueilli pendant dix ans des paroles d'agents EDF et de salariés sous-traitants travaillant dans les centrales nucléaires (1). Elle revient sur les suicides de travailleurs du nucléaire.
En moins de deux ans, quatre salariés de la centrale nucléaire de Chinon se sont suicidés. Est-ce que cela vous étonne ? Malheureusement pas. Certes, un suicide est toujours un acte personnel. Mais dans ce genre d'affaire, il faut aussi poser la question de la responsabilité de l'employeur : comment le travail a-t-il pu contribuer à cet acte ? Lors de mon étude, les médecins du travail des centrales nucléaires EDF m'ont confirmé que les conditions se dégradaient depuis quinze ou vingt ans. D'un côté, les salariés d'EDF sous statut qui ont le plus souvent des postes d'encadrement, chargés de la conduite ou de la maintenance. De l'autre, les sous-traitants, parmi lesquels beaucoup de CDD ou d'intérimaires, travaillent sous irradiation au coeur des centrales. Le salarié qui s'est suicidé en 2004 travaillait à la maintenance. Il avait à gérer toutes les contradictions de l'industrie nucléaire : mener à bien des contraintes impossibles notamment le respect des normes de sécurité dans des délais toujours plus courts. EDF fait de plus en plus souvent appel à des sous-traitants : les marchés ont été décrochés par des entreprises qui ont écrasé les coûts, notamment en déléguant des tâches à d'autres prestataires. Il n'est pas rare aujourd'hui de voir 5 ou 6 niveaux de sous-traitance dans les centrales. En bout de chaîne, les opérateurs subissent une pression très forte et leur sécurité n'est pas toujours assurée. Les agents EDF sont les mieux placés pour le savoir, mais ils n'ont plus prise sur ce travail opérationnel délégué aux sous-traitants. Et ils sont eux-mêmes pris en tenaille : ils ont des objectifs à tenir. Chacun s'emploie donc à donner la version officielle qu'attend EDF : tout va bien. Pourtant, dans nos entretiens, cette inquiétude pour les ouvriers précaires, mais aussi pour la sécurité des installations, revenait sans cesse. Les agents craignaient terriblement la dispersion des savoir-faire dans le domaine de la sûreté nucléaire, au fil de cette sous-traitance en cascade. Face à ce sentiment d'impuissance, le suicide peut apparaître comme un acte ultime de résistance. Refuser de se laisser atteindre dans sa dignité au travail.
Moins visibles, sans doute moins comptabilisés, les suicides existent aussi chez les sous-traitants des centrales... Une vague de suicides est apparue dès 1995 parmi les sous-traitants d'EDF. Rien qu'en 1995, la coordination des syndicats CGT de la centrale de Chinon avait repéré sept cas. Un médecin du travail m'avait dit : «Vous verrez, ça touchera bientôt les salariés sous statut.» Pour les sous-traitants, le sentiment d'impuissance est doublé d'une instabilité professionnelle. En 1992, j'avais rencontré Patrick, un intérimaire. A l'époque il allait bien, mais la pression due à sa situation d'intérimaire le taraudait. En effet, pour respecter les limites individuelles d'exposition aux radiations ionisantes, EDF fait se succéder, sur les postes exposés, des travailleurs recrutés par le biais de la sous-traitance et de l'intérim. C'est la «gestion de l'emploi par la dose». Les travailleurs doivent porter des dosimètres qui enregistrent la dose de rayonnement à laquelle ils sont soumis et transmettent l'information par informatique à EDF. Quand le travailleur atteint la dose maximale autorisée, l'accès à la centrale lui est fermé. Pour un CDD ou un intérimaire, la mission est finie d'office. Il ne travaillera que plusieurs mois plus tard quand il aura remis à zéro son «crédit d'irradiation». EDF reporte ainsi la responsabilité de la gestion des risques de radiation sur les salariés eux-mêmes, ce qui les fragilise. Deux ans plus tard, je suis revenu sur le site où Patrick travaillait. J'ai appris qu'il s'était suicidé, à 32 ans. Son décès n'a pas été reconnu maladie professionnelle. Il avait atteint une nouvelle fois sa «dose» et, donc, a perdu son contrat. Il s'est tiré une balle dans la tête le jour où son agence d'intérim lui a refusé une avance financière.
Pourquoi, depuis les trois suicides au Technocentre Renault, parle-t-on plus des suicides et de leur lien avec le travail ? C'est plus qu'un effet de mode : au contraire, il y a depuis quelques années une inversion de tendance dans l'âge des suicides. Alors qu'ils touchaient très majoritairement les plus âgés, aujourd'hui, de plus en plus d'hommes de 30 à 45 ans se suicident. Comme la plupart des cas récents chez Renault, Peugeot, EDF... Je pense que cette tendance peut être reliée aux transformations de l'organisation du travail qui n'est évidemment pas spécifique à ces trois entreprises : flexibilité et obligation de résultat. Qu'ils soient précaires ou sous statut, ouvriers ou cadres, les travailleurs n'ont plus la possibilité de négocier les moyens qu'on met à leur disposition pour atteindre leurs objectifs. Et si les pouvoirs publics et les entreprises attendent qu'on leur apporte la preuve statistique que le suicide est lié aux conditions de travail, nous n'aurons plus qu'à compter les morts.
(1) Lire Travailler peut nuire gravement à votre santé, la Découverte, 19 euros.
Par Sonya FAURE © Libération |
1 commentaire:
Attention de ne pas trop imputer les suicides à des généralités comme l'organisation du travail ... Certes l'époque est impitoyable, mais il ne faut pas passer sous silence le phénomène spécifiquement français d'une pathologie des institutions. Cette "exception française" est bien mse en évidence par Thomas Philippon dans son récent livre "Le capitalisme d'héritiers".
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